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VALLES MARINERIS SOUS LA BRUME MATINALE
La discussion fut brève, mais animée. Cari expliqua que l’idée lui était venue en potassant un cours sur l’histoire du vingtième siècle.
« À l’époque, les gens vivaient sous la coupe de leur pays de naissance. Ils n’étaient pas libres d’aller où bon leur semblait sans rendre de comptes. Dans les cas extrêmes, nombre d’entre eux se retrouvaient ainsi littéralement prisonniers d’un État qui les persécutait, les plaçait en détention de manière arbitraire, bref, bafouait leurs droits les plus fondamentaux. Cependant, s’ils parvenaient à s’enfuir, ils pouvaient se réfugier dans un autre pays en invoquant le droit d’asile.
— Ne me dis pas que tu nous as tirés du lit à quatre heures du mat’ pour nous servir des balivernes pareilles ! s’emporta Ariana. Jusqu’à plus ample informé, l’Alliance asiatique fait encore partie de la Fédération, au même titre que… je ne sais pas, l’Australie ou le Canada. De toute façon, le droit d’asile n’existe plus depuis belle lurette.
— Détrompe-toi, lui répondit Cari en secouant vivement la tête. J’ai vérifié. Il n’a pas été abrogé. Seulement, cela fait cent cinquante ans que personne n’y a plus eu recours.
— Admettons. Et après ?
— D’un strict point de vue juridique, l’enceinte de la station asiatique martienne est considérée comme territoire de l’Alliance asiatique. Dès que nous aurons posé le pied dans le sas, nous serons habilités à demander asile, et on devra nous l’accorder s’il est établi qu’un refus constituerait une menace pour notre vie, notre santé ou notre liberté. Notre liberté, tu saisis ? Celle d’Elinn est clairement menacée. Nous trois, ils pourraient peut-être nous envoyer bouler, mais Elinn certainement pas.
— Je n’y comprends rien, grommela Ronny en fronçant les sourcils. À quoi ça sert alors d’y aller tous les quatre ? Et Elinn, qu’est-ce qu’elle fera toute seule là-bas ? »
Cari sentit sa patience s’émousser. « Je ne pense pas qu’ils nous claqueront la porte au nez, ni aux uns ni aux autres. Ce que j’espère, c’est que cette manœuvre va obliger le conseil de l’Alliance à se pencher sur notre dossier. Du coup, le gouvernement sera forcé d’intervenir et je croise les doigts pour que… eh bien, pour qu’au final il revienne sur sa décision concernant le projet Mars. »
Ronny le fixait d’un œil terne. L’explication n’avait manifestement pas éclairé sa lanterne.
« Tu es complètement siphonné, gronda Ariana. Ta sœur et toi, vous faites vraiment la paire ! Si tu veux mon avis, vous méritez effectivement l’asile – mais pas celui que tu crois. »
Derrière le masque de tristesse, Elinn avait retrouvé le sourire. « Oui », dit-elle simplement.
Le plan élaboré par Cari fut unanimement adopté.
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Ils s’habillèrent dans un silence de mort uniquement troublé par le froufrou du matériau composite multicouche bleu de leurs combinaisons. C’est dans ces pièces exiguës qu’avaient vécu, trente ans auparavant, les premiers colons. Ils y avaient passé des mois entiers dans l’attente des navettes en provenance de la Terre. Et, comme eux aujourd’hui, ils y avaient revêtu leurs scaphandres en se contorsionnant entre armoires, canalisations et encadrements de portes.
Cari aida Ariana à raccorder son recycleur. « Regarde, l’adaptateur se fixe là-dessus. Voilà. Et le tuyau se branche ici. Ah oui, n’oublie pas de basculer le système du mode E au mode R. R comme recyclage. »
Ariana examina la petite vis de réglage. Un tournevis ou un couteau serait nécessaire pour la faire bouger. « Et E comme quoi ?
— Comme « E sais pas ». »
Le froid était mordant à cette heure de la nuit. Le chauffage ne se remettrait en route qu’à six heures. Le souffle de leur respiration se muait en nuages glacés délicatement argentés.
Ils rejoignirent le sas situé au sud de la cité. Comparée à celles de la station supérieure, élégantes et faciles d’utilisation, l’installation était monstrueuse. La porte intérieure, mastoc et gris mat, devait être ouverte et repoussée à la main, puis verrouillée au moyen d’un large volant. Les commandes de la pompe atmosphérique étaient également manuelles. Le contrôle de la pression, enfin, s’effectuait sur un antique cadran à aiguille. Une fois le sas franchi, un étroit boyau creusé dans la roche menait à la surface. Quand ils étaient plus jeunes, Cari et ses amis adoraient s’y dissimuler et jouer ainsi avec les nerfs – du reste inexistants – de l’intelligence artificielle, dont les capteurs ne couvraient pas l’ancienne station. Avec l’âge, ces parties de cache-cache avaient fini par les lasser. Leur dernier passage remontait à plus d’une année.
« Souvenez-vous : dès que nous serons dehors, silence radio. Vous n’aurez qu’à me suivre, le patrouilleur est à environ deux kilomètres. » Il consulta sa montre. « Quatre heures et demie. Les deux lunes viennent de se lever. J’espère qu’elles éclaireront un peu le chemin. Nous allons devoir faire un léger détour pour qu’LA-20 ne nous voie pas. » Cari attrapa son casque. Le geste, pourtant banal, prenait ce jour-là une dimension particulière. « Voyons si ces recycleurs empestent vraiment autant qu’on nous l’a toujours dit. »
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Des volutes de sable tourbillonnèrent lorsqu’ils rabattirent l’écoutille extérieure. L’air diffusé par les recycleurs puait réellement une infection. Cette odeur âcre de métal et de produits chimiques leur irrita les bronches pendant une bonne demi-heure.
Ariana sortit la première. Les autres s’engagèrent à sa suite dans le boyau qui débouchait au pied de la muraille.
Phobos et Deimos se serraient, telles deux billes jumelles, au-dessus de l’horizon. L’un des points lumineux se déplaçait si vite qu’on en percevait presque la course. Le ciel nocturne se marbrait de clarté, comme souvent au printemps. Les astres de la Voie lactée veillèrent sur le petit groupe qui, silencieux, serpenta en file indienne le long de blocs rocheux dont on devinait à peine les contours, foulant un sol semblable à un lit de cendres noires.
Seul leur propre souffle résonnait dans le casque. Deux kilomètres ? L’obscurité paraissait multiplier cette distance par dix. Des pierres tapies dans les ténèbres les faisaient constamment trébucher, sans que leurs cris d’effroi n’alertent personne qu’eux-mêmes.
Jamais encore ils n’étaient sortis de nuit. L’absence de visibilité, angoissante, était propice aux interrogations. Allaient-ils se faire prendre ? Leur plan fonctionnerait-il comme prévu ? Bien qu’évoluant dans une zone qui échappait à IA-20, ils ne pouvaient jurer de rien. L’intelligence artificielle avait peut-être déjà sonné l’alarme ? Peut-être les engins de repérage allaient-ils surgir, tuyères rougeoyantes, au sommet du rempart montagneux ? Leurs craintes s’estompèrent au fil du temps.
Le spectacle était prodigieux. Le Mons Ascraeus se dressait à leur droite, scintillant comme un sombre joyau. Des rubans poussiéreux aux reflets chatoyants enlaçaient les étoiles, embrasaient le volcan éteint depuis des millions d’années, flottaient avec une infinie lenteur comme de fiers étendards. Un voile nacré drapait l’immensité de la plaine d’un éclat ensorcelant. Mars se révélait sous un jour nouveau étrange et mystérieux.
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Que la lumière soit allumée ou non dans l’ancienne station n’avait guère d’incidence sur le bilan énergétique de la cité, même de nuit, lorsque la consommation était plus faible et surtout extrêmement régulière. En revanche, les cinq minutes nécessaires pour pomper l’air hors du sas firent apparaître un pic très significatif sur un des diagrammes qui inondaient les écrans du poste de contrôle.
Ce pic se déplaça lentement de la gauche vers la droite sur une ligne par ailleurs totalement plate. Le système informatique était capable de décomposer chaque donnée. En passant l’ordre adéquat, on aurait pu obtenir une représentation schématique de la cité, avec l’ensemble des canalisations principales et un code de couleurs traduisant la valeur du flux. Une autre commande aurait permis de détailler l’utilisation de ce flux. On aurait alors immédiatement compris que quelque chose n’allait pas dans l’ancienne station. Et en consultant les guides – ou l’intelligence artificielle –, on aurait redécouvert l’existence du vieux sas manuel.
Mais l’ordre ne fut pas passé. L’intelligence artificielle ne fut pas consultée. Car Graham Dipple, qui était de garde à ce moment-là, ne remarqua pas le pic. Avachi sur sa chaise qu’il avait basculée en arrière contre l’un des caissons, une bouteille de whisky prétendument écossais posée sur le ventre, il méditait, l’esprit embrumé par l’alcool, sur son piètre succès auprès des femmes.
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Le patrouilleur se profila enfin, monstre noir tranchant pourtant sur les ténèbres nocturnes. Cari alluma sa lampe frontale et balaya le corps de la grande machine. Sa carcasse métallique était éraflée, ternie par les innombrables tempêtes de poussière qu’elle avait essuyées. Plongé dans l’obscurité, le colosse était encore plus imposant qu’à l’accoutumée.
Ils grimpèrent dans l’habitacle et ne furent pas fâchés de pouvoir ôter leurs casques. « Quelle puanteur ! » pesta Ronny. Ariana toussa comme pour libérer ses poumons de glaires répugnantes.
Le tableau de bord s’éveilla, emplissant la cabine de lumières rouges et vertes. Ronny bondit aux commandes et pressa le démarreur. Il y eut un pitoyable crachotement, mais la turbine refusa de partir.
« Une seconde » fit Cari. Il s’agenouilla entre les sièges arrière et ouvrit une trappe derrière laquelle s’entortillaient toutes sortes de fils. L’un d’eux pendouillait, il le rebrancha. « Vas-y. »
Nouveaux crachotements, semblables aux précédents. Cari faillit céder à la panique – et si le patrouilleur était bel et bien tombé en panne après une nuit passée hors de l’enceinte de la cité ? La turbine, cependant, s’enclencha avec un sifflement strident.
« Ça roule ! » confirma Ronny.
Cari se releva. « Et côté réservoir ?
— Il est presque plein. De quoi tenir mille kilomètres.
— Bien. » Ils se penchèrent sur le moniteur encastré près du siège du pilote. Une carte de la région s’y dessinait. Cari indiqua à son compagnon l’itinéraire qu’il avait imaginé tandis que Roger Knight s’affairait sur la station de mesure. « Tu suis ce vallon sur une dizaine de kilomètres. Ensuite, tu pars en arc de cercle vers l’ouest jusqu’à ce qu’on croise la piste qui mène à la station asiatique. » Il regarda sa montre. « On devrait y être au plus tard à huit heures et demie.
— C’est parti ! » s’écria Ronny en poussant le levier de vitesse.
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Ce matin-là, les colons dormirent longtemps, empiétant sur la journée de travail qui débutait normalement à sept heures. Certains cuvaient leur excès d’alcool, d’autres avaient estimé qu’ils pouvaient en profiter, sachant que personne ne se lèverait aux aurores un 1er de l’An.
Tout opposé qu’il fût à cette fête martienne, Tom Pigrato ne se montra guère plus matinal. Après s’être retiré dans ses appartements la veille au soir, il s’était installé au salon et avait arrosé le retour prochain sur Terre en éclusant une pleine bouteille de vin. Le cru, fruit d’une expérimentation locale, se laissait certes boire, mais assommait son homme aussi sûrement qu’un puissant anesthésique. Au petit matin, l’administrateur, débraillé, ronflait bouche ouverte sur son canapé. Il n’entendit ni le réveil de la chambre ni le vrombissement du communicateur resté sur la table de son bureau lorsque Farouk essaya de le joindre pour savoir si la réunion hebdomadaire aurait lieu à l’heure habituelle. Pigrato ne répondant pas, l’organisateur en déduisit que la réunion était repoussée. Il se tourna dans son lit et replongea dans le sommeil.
Graham Dipple avait fini par s’assoupir, vautré sur sa chaise dangereusement instable. Il voguait au pays des rêves, sourire béat aux lèvres. Il devait se réveiller en sursaut quelque temps plus tard, se casser la figure et s’entailler sévèrement l’occiput. Il irait trouver à son cabinet un docteur Dejones passablement vaseux qui désinfecterait et recoudrait la plaie. Il serait alors presque neuf heures.
Cory MacGee, quant à elle, avait pris le pari que la réunion serait purement et simplement annulée. Trois éléments la confortaient dans cette idée. Primo, ils n’avaient cessé de se concerter durant les jours précédents pour régler les détails de la fermeture. Secundo, c’était le 1er de l’An martien. Tertio, elle se voyait mal émerger à huit heures en s’étant couchée à quatre. Lorsqu’elle sortit de sa torpeur, la plupart des événements qui devaient jalonner cette première journée de l’année 37 s’étaient déjà produits.
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Bien qu’ils n’aient que rarement eu l’occasion de se rendre à la station asiatique, la beauté de la région leur restait en mémoire. Ce matin-là, elle défiait littéralement l’imagination.
Arrêtés sur un promontoire rocheux qui dominait le canyon de Vallès Marineris, le nez collé à la fenêtre, ils admirèrent à s’en brûler les yeux le spectacle qui s’offrait à eux. Le soleil, crevant un ciel orangé, annonçait une journée radieuse. Ses doux rayons se déversaient sur de lointaines mesas et des pans montagneux nervurés de noir, nimbant de rouge doré crevasses et saillies. Les brumes matinales qui épousaient les multiples ramifications escarpées brillaient d’un blanc si intense qu’on ne distinguait pas le sol. Elles se formaient à l’aube, par évaporation de la neige carbonique que la rigueur de la nuit avait déposée sur les versants orientés à l’est. À cette heure-ci, de petites perles blanches émaillaient les fissures brun oxydé encore nichées dans l’ombre, ultime refuge pour ce gaz carbonique gelé.
« Fabuleux, n’est-ce pas ? dit Ariana d’une voix rauque.
— Vous sentez ? murmura Elinn. Vous sentez à quel point c’est ici, chez nous ? »
Cari acquiesça presque à contrecœur. Oui, c’était ici. La Terre serait toujours trop chaude, trop claire, trop écrasante.
Ils reprirent la route. Le sol d’un rouge incandescent paraissait enflammer le paysage. Les brumes ondoyaient dans le lit du canyon comme un océan laiteux. Ils s’engagèrent sur un tertre en haut duquel, ils le savaient, ils apercevraient la station.
« Incroyable, souffla Ariana tandis qu’ils découvraient la plaine infinie qui s’étalait au pied de Noctis Labyrinthus.
— Galactique ! » s’enthousiasma Ronny.
L’avion entrevu dans le ciel de Mars était là, juste devant la station. Les coupoles du complexe asiatique, à demi enterrées, étaient minuscules en comparaison. À terre, il semblait encore plus gigantesque que dans les airs. Alliant finesse et démesure, il était posé sur une espèce de catapulte dont les rails couraient jusqu’à la falaise, étincelant comme de l’or au soleil matinal.
« Je me suis toujours demandé à quoi servaient ces rails, se souvint Cari.
— Allons voir ça de plus près », décréta Ronny en mettant le cap sur l’avion.
Le colosse devint plus fascinant à chaque mètre parcouru. Son nez reposait sur un véhicule qui, monté sur deux douzaines de roues, pouvait évoluer le long des rails. L’appareil disposait également d’un hublot transparent placé sous le ventre, pour la caméra, et d’une cabine de pilotage a priori relativement classique. Mais les ailes constituaient sans aucun doute l’élément le plus impressionnant. Étroites, longilignes, interminables, elles semblaient vouloir s’étendre jusqu’aux pôles de la planète.
« Je ne sais pas si c’est une bonne idée, lâcha Ariana. Je te rappelle que nous ne sommes pas là pour ça.
— Oui, oui. » Il arrêta le patrouilleur de manière à avoir une vue plongeante sur le cockpit. Bizarrement, il était pratiquement vide. « Hé, regardez, il y a même des commandes manuelles. Attendez voir… manche, compteur de vitesse, altimètre…
— Ronny, grogna Cari, on ne peut pas rester là. »
Ronny, subjugué par la merveille technologique, ne l’entendit pas. « Galactique ! Vous savez ce que c’est ? Une reproduction du strato Taylor-Benn. J’ai déjà volé dessus. Mais, là, c’est pour de vrai…
— Existe-t-il un seul avion que tu n’aies jamais piloté ? fit Ariana avec humeur.
— Euh… le Boeing 797 A, le Mig-17, le…
— Ça va, l’interrompit Cari. Conduis-nous devant le sas principal. J’aimerais autant être à l’intérieur quand Pigrato remarquera notre disparition.
— Bon, bon. »
Le patrouilleur contourna l’avion en suivant le tracé des ailes, trop basses pour qu’il puisse passer dessous, et se dirigea vers la station. Ils s’arrêtèrent à mi-chemin.
« Comment on fait ? s’enquit Ariana. On entre et on demande asile tout à trac ? »
Cari secoua la tête. C’était effectivement son intention de départ, mais, à la réflexion, la manœuvre lui parut un peu agressive.
« Tout à trac, non, peut-être pas. Attendons le bon moment. »
La jeune fille tira ses cheveux en arrière. « Comme tu veux. C’est ton plan. »
La turbine se tut, les voyants de contrôle virèrent au noir. Chacun remit ses gants. À l’extérieur, rien n’avait bougé.
« Ils dorment encore, supposa Ronny.
— Ça m’étonnerait, objecta Cari. Les Asiatiques n’utilisent pas le calendrier martien.
— C’est ce qu’on dit en tout cas, nuança Ariana en ramenant une mèche rebelle sous le col de sa combinaison.
— Allons-y et tâchons d’attirer leur attention. Sans radio, bien sûr. »
Mais le principe de la sonnette n’était pas très en vogue sur Mars. Quelques années plus tôt, la planète rouge ne comptait qu’une seule cité : à quoi une sonnette aurait-elle servi ? Ils sortirent de l’habitacle, s’approchèrent des bulles vitrées et jetèrent un œil au travers.
Yin Chi fut la première personne qu’ils aperçurent. Le Chinois au visage en lame de couteau leva les yeux, surpris, en entendant cogner au carreau. Il les reconnut et, ravi, les invita à entrer en faisant de grands moulinets des bras.
Ils gagnèrent donc le sas. La porte extérieure s’ouvrit et les adolescents pénétrèrent sur le territoire de l’Alliance asiatique.